Roche Bobois Une épopée décorative
Après avoir consacré un demi-siècle à meubler les ménages du monde entier, la petite entreprise familiale devenue multinationale tend à nouveau les bras aux jeunes designers. Et place une nouvelle génération à sa tête.
A la veille de sa retraite, François Roche, 72 ans, a encore du mal à y croire. Décrocher, flâner, prendre des vacances ? Impossible pour ce grand patron à qui son père confia le carnet de chèques de son entreprise de négoce de meubles à sa sortie d’HEC (Hautes Etudes Commerciales, à Paris, l’une des plus prestigieuses grandes écoles en Europe). Depuis, près de cinquante ans se sont écoulés. Des millions de canapés ont été vendus (le groupe en a écoulé 100 000 en 2007), des centaines de boutiques inaugurées aux quatre coins du monde. Roche Bobois est devenu un groupe de distribution fort de quatre marques – Roche Bobois, Cuir Center, la Maison coloniale, Natuzzi (pour la France) – de 400 boutiques dans le monde et d’un chiffre d’affaires de 610 millions d’euros. Et la machine n’est pas près de s’arrêter. » Il est l’heure de passer la main, confie le patriarche. C’est nécessaire pour que Roche Bobois continue d’évoluer. «
Avec son frère aîné Philippe, son complice depuis le début de l’aventure, il a ainsi décidé de transmettre le flambeau à deux de leurs poulains de moins de 40 ans : Gilles Bonan, un HEC aussi, ancien de General Motors entré dans la maison en 1999, et Eric Amourdedieu, un centralien ( NDLR : issu de l’Ecole Centrale des arts et manufactures, à Paris) formé chez L’Oréal et collectionneur dans l’âme. Quant à Nicolas Roche, fils de François, il a quitté sa carrière d’architecte, il y a deux ans, pour piloter la partie mobilier contemporain. » Il a les gènes, estime son père, c’est essentiel qu’il transmette la culture de la maison. »
L’ADN Roche Bobois ? Du moderne plutôt cossu, dirait-on au premier coup d’£il. Mais aussi » de l’originalité dans le graphisme et une certaine chaleur « , ajoute François Roche. » Nos meubles ont une forte personnalité, s’enthousiasme-t-il, mais ils parlent à tout le monde, il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste pour les comprendre et les apprécier. » Autant de valeurs héritées des origines scandinaves de la marque.
UNE HISTOIRE SCANDINAVE
Si Roche Bobois est une société parisienne pure souche, son berceau se trouve à Copenhague. C’est là, en 1960, lors d’un Salon du meuble, que les familles Roche et Chouchan vont décider de fusionner en une seule marque : Roche et Bobois (en référence à la boutique parisienne » Au beau bois de la famille Chouchan « ). » Nous possédions tous deux une boutique à Paris, nous voulions tous deux importer du mobilier scandinave. Comme il nous fallait du volume pour passer commande, nous nous sommes alliés « , résume François Roche.
A l’époque, les enseignes de mobilier contemporain ne courent pas les rues. La France, en pleine reconstruction, n’aspire qu’à acheter du neuf. Roche Bobois en fait son affaire. Salle à manger, chambre à coucher, living-room, dit-on alorsà Les clients viennent se meubler de A à Z. » Rien à voir avec aujourd’hui, où nous vendons un seul canapé ou une table. A ce moment, nous avions un bureau d’études, les gens venaient nous voir le samedi en famille avec les plans de leur nouvel appartement et nous leur vendions un décor complet. «
Et pas dans n’importe quel style. Déjà, la marque se veut haut de gamme et créative. Ses designers s’appellent Nanna Ditzel, Pierre Paulin, Olivier Mourgue, Marc Berthierà Ce dernier crée en 1966 la collection » Ozoo » de mobilier en plastique pour enfants. Un carton hexagonal. D’un côté, Roche Bobois édite ses pièces et en confie la fabrication à des fournisseurs triés sur le volet ; de l’autre, la société diffuse du mobilier le plus souvent venu du Nord, mais aussi d’Italie ou d’Allemagne. L’enseigne est la première, en France, à vendre les fameuses chaises Plia (chaises pliantes en méthacrylate). Idem pour le » Sacco « , édité en 1968 par Zanotta, premier fauteuil » décontracté » rempli de billes de polystyrène. C’est aussi chez le distributeur qu’on trouve les créations du Finlandais Eero Aarnio, dont le » Ball Chair « , emblématique des années pop.
» Le rôle de Roche Bobois dans les années 1970 fut considérable, confirme Dominique Forrest, conservatrice au musée des Arts décoratifs, à Paris. Grâce à son puissant réseau de distribution et à la pertinence de ses créations, cette marque a fait bouger les intérieurs français et ouvert la voie à la modernité. » Dominique Forrest prépare en ce moment même une grande exposition qui se tiendra au musée à partir de septembre 2009 et qui mettra justement en lumière le rôle des éditeurs et des diffuseurs de mobilier dans la France des Trente Glorieuses. Une salle complète sera dédiée à Roche Bobois, comme l’un des acteurs principaux de cette période. » L’image de cette maison a évolué, confie la conservatrice. Et le public méconnaît cet aspect de son histoire. Ce sera l’occasion de remettre les pendules à l’heure. «
Créative, innovante, en avance sur les modes et les attentes du public, Roche Bobois l’a été pleinement entre 1960 et 1980. » On a ramé, souligne François Roche. Pour importer, il n’existait ni le Marché commun ni les autoroutes, il y avait tout à faire. » Et à inventer. C’est à ce moment que l’Allemand Hans Hopfer dessine pour la marque le » Mah-Jong « . Un canapé ras du sol simplement composé de coussins qui fait toujours partie des best-sellers de la maison. A cette époque aussi apparaissent les premières collections » ethnique chic » avec le » rotin mondain « . Le distributeur est le premier à proposer du teck à la place du merisier. Les acheteurs en raffolent.
Les canapés en cuir éveillent les passions. Face à l’intérêt des clients, Roche Bobois décide, en 1976, de créer une enseigne entièrement dévolue à cette niche, ce sera Cuir Center. » A l’époque, on ne trouvait des canapés en cuir que dans les bureaux des avocats ou dans les administrations, mais pas chez les particuliers. Roche Bobois a été le premier à les démocratiser « , rappelle Gilles Bonan, nouveau président du directoire du groupe. La même année, alors que la guerre entre classique et moderne fait rage, naît une collection plus patrimoniale consacrée au mobilier de style légèrement relooké. Son nom : » Les Provinciales « . Son » c£ur de cible » : les familles bourgeoises plus conservatrices, que le design laisse de marbre. Pour elles, Roche Bobois se lance dans le rustique chic.
Viendra aussi la vague des voyages, qui donnera l’idée de la Maison coloniale, en 1997, l’une des premières boutiques du créneau ethnique. Le catalogue se remplit au rythme de deux collections par an, avec les exigences d’une multinationale qui voit grand et loin. Que s’est-il passé ensuite ? Les ambitions commerciales ont-elles pris le pas sur l’élan créatif ? Une chose est sûre : entre 1980 et 1990, la marque fait moins parler d’elle.
A l’abord des années 2000, elle revient sur le devant de la scène en s’entourant de nouveaux designers. Paola Navone crée la ligne » Ping Pong « . Christophe Delcourt imagine » Legend » : la première collection éco conçue par l’éditeur, voulue comme un témoignage fort de son engagement. Une idée de Nicolas Roche, le » Monsieur Vert » de la maison, dont les ambitions ne s’arrêtent pas là. Grâce à lui, le groupe fait fabriquer 70 % de sa production dans des usines elles-mêmes certifiées ISO 14000. Et tout, de l’emballage au transport, est passé au peigne fin de l’économie d’énergie.
Côté collections, Nicolas Roche tend à nouveau les bras à la jeune création. Il vient d’éditer une étagère d’un tout jeune designer algérien qui lui avait envoyé son dessin. Et continue de collaborer avec Cédric Ragot, l’un des talents prometteurs du design français. Repérée lors du Salon du meuble en 2005, sa table » Cute Cut » a désormais trouvé sa place dans le catalogue, parmi les créations de Sacha Lakic ou de Daniel Rode. Pas des stars, mais des designers capables d’épouser l’esprit Roche Bobois. » Avec son côté » bourgeois éclairé » qui ne nous empêche pas d’avoir une réelle créativité « , analyse Nicolas Roche. A la nouvelle génération de le prouver. Une fois encore.
Marion Vignal
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici