Virgil Abloh, l’outsider le plus populaire du monde de la mode (Portrait)

Virgil Abloh en juillet 2021 à Paris

Âgé d’à peine 41 ans, Virgil Abloh était un monument de la mode. Retour sur le parcours d’un styliste immensément populaire, mais controversé.

Grand et large d’épaules, Virgil Abloh se montrait toujours aimable et engageant lorsque vous le croisiez lors de cocktails ou de fêtes. Fils d’émigrés ghanéens, il grandit à Rockford, dans l’Illinois, une ville de province située entre Chicago et Milwaukee. Inscrit dans une école catholique, ado, il se passionne pour le skate, le hip-hop, les Guns N’ Roses et le Polo (de Ralph Lauren, pas le sport). « Dans les années 90, il y avait différents camps dans le monde du skate », confiait-il lors d’une interview à Florence peu avant de rejoindre la maison Louis Vuitton, où lui et sa marque Off-White avaient été invités à un défilé par le salon de la mode hommes Pitti Uomo. « Hip hop, rock’n’roll et grunge. Je suivais tout ».

Virgil Abloh décroche un diplôme en Génie civil et en Architecture. Lors de sa dernière année à l’université, il suit un cours d’introduction à l’Histoire de l’art. « C’est là que la lumière a jailli », racontait-il. À l’instar de Giorgio Armani ou de Raf Simons, Virgil Abloh n’a jamais suivi de cours de mode spécifiquement. Il aimait se considérer comme un outsider, même lorsqu’il était la tête pensante de la plus grande marque de luxe du monde. « Je dois constamment prouver que ce que je fais est du design, que c’est de l’art et que c’est précieux. »

Virgil Abloh sur son défilé Off-White, le 27 février 2020 en grande conversation avec Gigi Hadid
Virgil Abloh sur son défilé Off-White, le 27 février 2020 en grande conversation avec Gigi Hadid© Getty Images

Il était extrêmement ambitieux. Il ne voulait pas seulement être architecte, racontait-il à Florence. Il y en avait déjà assez. Non, il voulait être un architecte dont les idées influenceraient des centaines d’autres architectes. Il n’est pas allé jusque-là. Il a trouvé un autre moyen d’utiliser son talent. « En fin de compte, vous choisissez vous-même où vous diffusez vos idées. »

« Je n’ai pas besoin de titre », poursuivait-il. « Je me considère d’abord et avant tout comme une personne créative ». Quelques minutes plus tard, il avait changé d’avis : « Appelez-moi un artiste. »

Dans ses interviews, Virgil Abloh citait souvent Marcel Duchamp, l’artiste conceptuel qui, en 1917, a transformé un urinoir ordinaire en l’une des sculptures les plus célèbres du vingtième siècle. Et a inventé dans ce même geste artistique le ready made. « Duchamp a eu un impact énorme sur la culture des millenals : par la façon dont il utilisait l’ironie et transformait des objets banals en art. »

Le streetwear au prix du luxe

En 2002, le rappeur Kanye West lui confie la direction artistique de son agence de création Donda. Il se voit décerner un Grammy Award pour la conception graphique de Watch The Throne, un album de West et Jay-Z. En 2009, Kanye West et Virgil Abloh font un stage ensemble au siège de la marque de luxe Fendi à Rome, et la même année, le duo assiste pour la première fois à la Fashion Week de Paris. Le rappeur est déjà une superstar à cette époque, mais Virgil Abloh se plaint régulièrement dans les interviews que Kanye West et lui ne se sentent pas toujours les bienvenus à Paris. Et « en même temps, d’une certaine manière, il semblait que nous créions plus d’excitation à Paris que l’industrie elle-même ».

 Virgil Abloh (à droite), ici en compagnie de l'un de ses mentors, Kanye West.
Virgil Abloh (à droite), ici en compagnie de l’un de ses mentors, Kanye West.© Louis Vuitton Malletier / Saskia Lawaks

En 2012, soit il n’y a même pas une décennie, Virgil Abloh lance sa propre marque. « Si vous voulez influencer la culture, vous avez intérêt à avoir votre propre entreprise », estimait-il. Avec Pyrex Vision, il vend du streetwear au prix du luxe : 550 euros pièce pour ses chemises et sweatshirts de bûcheron imprimés de logos. Il ne conçoit les chemises lui-même. Il les achète dans un magasin d’usine Ralph Lauren à 40 euros la pièce. Sa démarche suscite quelques réactions indignées. « J’ai fait imprimer ces chemises », expliquait Virgil Abloh, « et du coup, elles sont devenues mes chemises ». C’est Duchamp en action dans la mode. Ce qui compte, c’est l’idée. En d’autres termes, Pyrex Vision était une expérience artistique, et non une entreprise commerciale

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L’ironie comme marque de fabrique

Off-White, officiellement OFF-WHITE c/o Virgil Abloh TM, suit en 2013. S’adressant au Guardian, le designer-artiste déclare que sa marque « a commencé dans les rues et les ruelles d’Internet ». Mais en réalité, la société basée à Milan fait partie d’un groupe industriel, New Guards Group, qui finance une poignée de marques populaires destinées aux jeunes, dont Palm Angels, Heron Preston et Ambush.

Entre 2014 et le début de la pandémie, Off-White défile quatre fois par an à Paris de 2014, lors des semaines de la mode masculine et féminine. Virgil Abloh contribue à inventer une nouvelle catégorie de mode avec sa marque : un hybride intelligent de streetwear et de luxe. Il évoque un streetwear « couvert d’une couche de thoughtfulness « .

Les basiques Off-White étaient souvent imprimés d’inscriptions entre guillemets ironiques : ‘SHOELACES’ sur les lacets, ‘FOR WALKING’ sur une botte (le tout en Helvetica, l’une des polices les plus utilisées).’EVERYTHING IN QUOTES’ était également le titre d’une conférence donnée par Virgil Abloh à la Graduate School of Architecture, Planning and Preservation de l’université Columbia. L’ironie, selon Abloh, est le langage de la jeunesse.

« Je ne suis pas propriétaire de mes idées », déclarait-il lors d’un entretien à Florence. « L’imitation ne me dérange pas. Si quelqu’un prend le temps de faire une réplique de votre travail, cela signifie que votre travail est pertinent. Pour moi, être copié, c’est le plus grand compliment ». Il parlait souvent de la « règle des 3% » : si vous modifiez 3% d’un modèle existant, vous obtenez un nouveau modèle.

Virgil Abloh pour Nike
Virgil Abloh pour Nike© DR

Il estimait aussi qu’il était plus important que les gens connaissent Off-White plutôt qu’ils ne l’achètent. Ce qui implique que Off-White n’a jamais été une fin, mais un moyen : un moyen qui permettait à Virgil Abloh de faire partie de l’establishment. Et il y est parvenu : Abloh et/ou Off-White se sont associés, entre autres, à Nike, Levi’s, Vans, Converse, Moncler, IKEA, Jimmy Choo, Baccarat, Mercedes-Benz, Vitra, Byredo, Braun, Evian et Rimowa. Puis vint Vuitton. D’un acteur de second plan dans l’ombre de Kanye West, Virgil Abloh est devenu « L’AVENIR DE LA MODE ». « D’une certaine manière », déclarait-il au New York Times, « tout mon travail jusqu’à présent a servi à plaider pour que l’on me donne un rôle comme celui que l’on m’a donné chez Louis Vuitton. »

Ben Gorham(Byredo) et Virgil Abloh
Ben Gorham(Byredo) et Virgil Abloh© SDP

Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel

Il débute chez Vuitton en 2018. D’abord sur Instagram, et quelques jours plus tard, le 21 juin à 14h30, dans le jardin du Palais Royal à Paris, sur un podium de deux cents mètres peint aux couleurs de l’arc-en-ciel. Derrière les invités se trouvent des centaines d’étudiants portant des T-shirts aux couleurs de l’arc-en-ciel. Leurs t-shirts sont imprimés d’une réplique de la carte de visite de Virgil Abloh, avec son numéro de téléphone (« Please don’t call, I probably won’t answer » était écrit à la main à côté). Et sur chaque siège, un exemplaire imprimé de The vocabulary according to Virgil Abloh, une définition libérale des termes et une explication des idées, une brève introduction à son univers, avec des termes comme accessomorphose (lorsqu’un accessoire devient un vêtement), margielaisme (« la religion moderne d’une génération de jeunes designers à laquelle Virgil Abloh appartient également »), et ici aussi : ironie (« la philosophie d’une nouvelle génération : la présence de Virgil Abloh chez Louis Vuitton »). On aurait presque dit que Virgil Abloh avait incorporé Vuitton, et non l’inverse.

C’est, selon le designer lui-même, un moment historique. La maison française Louis Vuitton, fondée en 1854 et fabricant à l’origine des malles de voyage, était active dans la mode depuis 1997. Virgil Abloh n’est pas seulement le premier noir à la tête de la plus grande marque de luxe française, il est aussi le premier designer issu du streetwear, à une époque où le streetwear et la mode de luxe semblent fusionner de plus en plus.

Pour en revenir au défilé-spectaculaire, il s’inspire du Magicien d’Oz, fameux classique hollywoodien de 1939 où Judy Garland interprète Somewhere Over The Rainbow. Sur l’un des pulls imaginés par Abloh, Dorothy, le personnage de Garland dans le film, dort dans un champ de fleurs. L’homme de fer blanc, l’un des compagnons de voyage de Dorothée sur la route de briques jaunes, est incarné pour l’occasion par le rappeur populaire Playboy Carti, vêtu d’un poncho argenté et d’un jean imprimé brique. Mais en fait, la collection consiste principalement en interprétations luxueuses de la garde-robe de base (un T-shirt blanc était en vison), combinée à des accessoires plus remarquables.

Virgil Abloh, l'outsider le plus populaire du monde de la mode (Portrait)

D’une certaine manière, les vêtements sont moins importants ce jour-là que le message général : sous le régime artistique de Virgil Abloh, Louis Vuitton s’adresse à tous : jeunes et vieux, blancs et noirs, et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel entre les deux. En même temps, le spectacle portait sur Abloh lui-même, le garçon noir d’une ville américaine de province qui rêvait d’un job de premier plan dans la mode. « Somewhere over the rainbow », chantait Judy Garland,  » Skies are blue/And the dreams that you dare to dream/Really do come true ». Le même après-midi, Virgil Abloh diffuse une photo de Playboy Carti dans le poncho argenté sur son compte Instagram. « You can do it too », écrit-il sous la photo.

Un personnage controversé

Virgil Abloh était controversé, mais pour Vuitton, il était la personne parfaite: la marque a trouvé une connexion avec un public plus jeune. Ses défilés étaient toujours spectaculaires, toujours bourrés d’idées, allant parfois dans toutes les directions. (On peut aisément imaginer rétrospectivement que, se sachant malade, il voulait en faire le plus possible dans le temps qui lui restait).

Virgil Abloh
Virgil Abloh© DR

Virgil Abloh est décédé dimanche dans un hôpital de Houston, au Texas, il venait de fêter ses 41 ans.

Depuis 2019, il luttait discrètement contre une forme agressive de cancer. Il laisse derrière lui une femme et deux enfants, ses parents et une soeur. Mardi, il devait présenter à Miami la collection printemps de Louis Vuitton, baptisée Amen Break, du nom du break de batterie de 1969 qui, en tant que sample, constitue la base de centaines de chansons de jungle et de hip-hop. Il y a quelques jours, nous avions reçu les notes du défilé par e-mail. Ils comprenaient des images de feuilles sur lesquelles les phrases suivantes étaient peintes en lettres blanches : « Timeless Loving Memory », « Memories Take Time To Love », « In Loving Memory Of Time » et « Memorisation Loves Time ». Sans doute une leçon à tirer.

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