Sam Touzani

© FRÉDÉRIC RAEVENS

Entre deux représentations de son spectacle Cerise sur le ghetto et la finalisation d’un ouvrage consacré à l’identité, celui qui est aussi danseur, auteur et metteur en scène nous a reçus le temps d’une petite discute, pas à la maison mais presque: à l’Espace Magh, à Bruxelles.

Je suis un obsédé de la liberté. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai toujours été mon propre patron. Je me suis aperçu que l’on n’était jamais mieux servi que par soi-même, même si j’ai appris avec le temps que l’on n’était jamais mieux « sévi » que par soi-même aussi. L’idée de liberté, elle a un prix. Etre ton propre patron, c’est être ton propre tyran, suivant l’endroit où l’on positionne le curseur de l’exigence.

La culture était en crise bien avant le Covid. Etre artiste en Belgique, c’est toujours un peu de la survie, de la résistance. Ce que révèle la crise, c’est que le secteur culturel devrait être pris en considération, au même titre que les soins de santé. Sans être infirmière ou médecin, on soigne un peu les âmes, et les têtes, quelque part. La culture, c’est notre identité nationale, notre belgitude, notre carte de visite, ce qui nous constitue, notre histoire… Malheureusement, ce n’est pas une priorité en Belgique, à mon grand regret. Moi, je suis pour la primauté de la Culture, des Arts, des Lettres – tout comme je suis pour la primauté de l’éducation ou de la santé, mais je prêche pour ma chapelle.

Ce qui fait peur au pouvoir politique, c’est la liberté artistique. Celle qui permet d’observer le réel, et de le traduire en un objet artistique qui va à l’encontre de l’idéologie de parti. On tombe dans le politiquement incorrect, ça, ça emmerde les gens. Je le vois d’autant plus que c’est un peu ma discipline. J’aime questionner, piquer là où ça fait mal, parfois, en tous cas bien nommer les choses – je suis camusophile jusqu’au bout des ongles. Le politique a besoin de contrôler les identités pour contrôler les discours. On reste dans un état de droit, mais il utilise toute la légalité à son service pour contrôler les discours, maîtriser son idéologie et les artistes.

Si j’étais dans l’autocensure, je n’aurais fait aucun spectacle. Avec ma personnalité, mon héritage, mes combats, mes motivations, impossible. En revanche, il faut toujours se rappeler que l’on est au service d’un spectacle, avec ses propres règles et sa propre autonomie, et dont la fonction est d’abord de produire des émotions, et de raconter des histoires. En troisième position seulement, vient la question de donner matière à réflexion – si c’est le cas, tant mieux.

Le véritable enjeu du XXIe siècle sera de rire de son propre sacré, et de celui de l’autre, sans sortir les kalachnikovs. Pour pouvoir « vivre ensemble », il faut pouvoir être libre ensemble ; être libre de son propos, et ça, c’est compliqué. Avec l’expérience, je me suis rendu compte que l’on peut dire la même chose, avec autant de force, sans autocensure et sans non plus violer psychologiquement le spectateur, dire « on ne va pas s’engueuler tout de suite, on va voir ce qui nous rapproche, ensuite on verra les divergences ». Il faut pouvoir être d’accord de ne pas être d’accord.

La question de l’identité, elle est cruciale pour moi. Je la traite depuis vingt ans. L’identité est riche et productrice de sens, merveilleuse pour se construire, mais aussi violente si elle tombe entre de mauvaises mains – et ne devrait jamais être dans celles du politique ou du religieux, mais ça arrive souvent. L’identité devient mortifère lorsqu’elle agit en bloc – ce qu’on appelle d’ailleurs les « blocs identitaires », l’extrême droite, les islamismes, le repli communautariste. Elle est dangereuse lorsqu’elle est réduite à une seule identité: elle occupe tout l’espace, il n’y a plus de place pour le commun, la chose publique, le dialogue.

Je me sens complètement isolé. Il y a quinze ans, déjà dans Le Vif, j’expliquais « Je suis un mec de gauche mais je me sens seul », à cause des questions liées à la laïcité, aux dictatures… Mais quand je rappelle qu’on vend notre chocolat au Qatar ou nos armes à l’Arabie saoudite, on me répond que la FN Herstal, c’est 18 000 emplois. Et si je dis « donc vous préférez l’économique à l’éthique », on détourne la tête et on passe à autre chose. Je n’ai pas de solution à ce problème, mais je ne fais pas de politique, on ne me paye pas pour ça.

samtouzani.com

Texte Mathieu Nguyen – Photo Frédéric Raevens

‘Sans être infirmière ou médecin, on soigne un peu les âmes, et les têtes, quelque part.’

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content